Les entreprises nous contrôlent-elles ?

États-Unis, grande dépression, années 30

John Steinbeck raconte l’expulsion des fermiers d’Oklahoma, par les banques qui veulent rentabiliser davantage la terre au moyen de la mécanisation. C’est un drame pour les familles qui vivent de ces terres, et les représentants des banques le sentent bien. Il sont cependant tenus et liés par une logique au-dessus d’eux. Comme l’exprime Steinbeck :

La banque est différente des hommes. Il arrive que chaque homme dans la banque haïsse ce que fait la banque, et cependant la banque le fait. La banque est davantage que les hommes, je vous le dit. C’est le monstre. Les hommes l’ont fait, mais il ne peuvent pas la contrôler [1. John Steinbeck, les raisins de la colère (ch 5), à lire en ligne et en anglais, ma traduction.].

C’est un exemple, déjà ancien, de la manière dont des logiques corporatives en viennent à dépasser l’humanité et sa liberté de choix.

Une logique propre

Dans les années 1970, l’économiste J. K. Galbraith attirait notre attention sur le fait que les grandes entreprises fonctionnent différemment de l’entreprise patronale classique[3. Galbraith, J. K. Le Nouvel État industriel, Éditions Gallimard, 1976. Le fonctionnement et le rôle des grandes entreprises est aussi bien décrit dans la BD Economix, M. Goodwin et D. E. Burr, Les Arènes, 2013 (ainsi que bien d’autres bases de l’économie).]. Elles ne sont plus dirigées par un seul homme qui maximise son propre profit, mais par toute une structure de décision et de direction, qui finit par poursuivre ses propres buts : assurer sa pérennité et augmenter son pouvoir. À un moment donner, les bailleurs de fonds ne sont plus qu’un moyen pour la structure de continuer à exister. En outre, pour assurer sa survie, une grande entreprise ne peut pas se contenter de suivre les fluctuations de la demande, elle doit contrôler la demande du marché. Elle le fait au moyen de la publicité, en créant la demande pour les produits qu’elle offre[2. Dans un contexte de guerre froide, Galbraith notait que les économies planifiées du bloc de l’Est suivaient une même évolution. Les structures de décision se ressemblaient de plus en plus pour répondre à des exigences techniques. Il ne s’agit donc pas d’opposer entreprises privées et État. Les systèmes créés par l’homme peuvent prendre le dessus sur l’humanité qu’il s’agisse de systèmes privés ou publics.].

De plus, dans un monde concurrentiel, l’éthique peut occuper singulièrement peu de place. Si la corruption ou l’abus de pouvoir sont des pratiques courantes, l’entreprise qui s’en passe sera désavantagée face aux autres. À un certain moment, la logique économique peut simplement empêcher tout sursaut éthique. Comme dans l’exemple de Steinbeck, ce n’est pas que les employés de l’entreprise sont mauvais, mais ils sont pris dans un système qui exige des décisions qui sont néfastes.

Notre place

Notre situation individuelle face à tout cela, c’est que dans la majorité des cas, nous dépendons des entreprises pour notre survie. Pour avoir une place dans la société, il faut un emploi, et une bonne part de l’emploi – en particulier pour les universitaires – est contrôlé par de grandes corporations. Dès lors que l’on a un emploi qui dépend d’une entreprise, on se doit de suivre ses instructions, qui elles-même sont déterminées par les conditions économiques. Est-il toutefois juste de se déresponsabilisé de ce que l’on fait comme agent d’une entreprise?

A l’autre bout de la chaîne, comme bons consommateurs nous sommes appelés à acheter les produits décidés par les entreprises. Le marketing est efficace, au point que ceux qui n’ont pas la bonne marque, pas le dernier smartphone, peuvent se sentir dépassés, inadaptés face à leur environnement.

Les instances gouvernementales, de leur côté, ne peuvent se permettre de parler sèchement à une méga-entreprise, qui peut décider de se déplacer d’un endroit à l’autre, emportant emplois et recettes fiscales. Les logiques et les systèmes à l’œuvre peuvent donc prendre le dessus autant sur la volonté des individus que sur l’autorité étatique.

Nous avons créé les entreprises à cause de l’efficacité qu’elle permettent. La concentration des moyens de production et de recherche a permis de grandes avancées technologiques et économiques. Notre monde a en bonne partie été façonné par elles. Il est temps cependant de se demander si nous contrôlons encore notre créature, ou si elle a pris le dessus sur nous.

Se libérer ?

Dans ce dernier cas, comment nous libérer ? La voie passe à mon avis par le fait de ne pas choisir toujours le job le mieux payé ou le produit le plus coté. Lorsque nous suivons notre intérêt au plus près de manière calculée, nous sommes des acteurs prévisibles et manipulable du marché. Pour résister, il faut être prêt à perdre ce que l’on nous propose, qu’il s’agisse du bon salaire, du matériel le plus pratique ou de l’acceptation sociale. Pour oser faire cela, il faut à mon avis avoir une motivation qui dépasse le monde de la réussite matériel et du marché. Peut-être la foi en l’Humanité peut-elle y aider, mais il faut certainement plus que cela. Une confiance qui dépasse ce monde, une valeur qui ne se mesure pas à la même aune, voilà ce qui est nécessaire, et que Jésus offre :

Si le Fils vous libère, vous serez alors vraiment libres. [1. Évangile selon Jean, chapitre 8, verset 36.]

Pour ne pas dépendre des puissances économiques, il faut mettre nos espoirs et nos craintes dans une sphère qu’elles ne contrôlent pas. Garder une éthique face à la pression est plus facile si on sait être redevable à quelqu’un de plus grand que les éléments de ce monde.

Si nous avons cette liberté, qu’en faire? Pour mettre la logique du système en échec, il peut y avoir de grandes décisions (le choix d’un emploi au lieu d’un autre), mais aussi des petites (avoir des critères d’achat qui dépendent de notions d’équité, et non seulement de la publicité ou de l’efficacité). Comportons-nous comme des gens qui devrons rendre compte à Dieu, et le pouvoir des entreprises sur nous en sera singulièrement diminué.

Jean-René Moret, Novembre 2014


Image de couverture : Bruno Mallart. Source: http://online.wsj.com/articles/SB10001424127887324677204578188073738910956

Une réflexion chrétienne engagée sur le capitalisme : http://larevuereformee.net/articlerr/n268/la-bible-face-a-la-societe-ideologique-lethique-protestante-et-la-mutation-du-capitalisme

Signalons encore un exemple d’engagement pour limiter les débordements des entreprises : la “Déclaration de Berne“, qui dénonce les abus d’entreprises basées en Suisse et propose des guides éthique concernant différents produits[1. Disclaimer : j’ai adhéré à cette association cette année. Personne ne m’a demandé d’en faire la publicité, et les opinions exprimées ici sont cause plus que conséquence de cette adhésion.].

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