Dieu est-il contre le plaisir ?

Dieu est un rabat-joie. Voilà une idée reçue qui fait souvent surface dans les talk-show et les discussions de cafétéria. Le but de la foi chrétienne serait de nous empêcher d’avoir du bon temps. Et dans cette idée, si quelque chose nous fait plaisir, c’est probablement un péché.

Le but de cet article est de démontrer tout le contraire, de montrer que la Bible et la tradition de pensée chrétienne ont bien des choses positives à dire du plaisir. Plus que cela, je veux montrer Dieu comme source ultime du plaisir et source du plaisir ultime, montrer que celui qui cherche vraiment le plaisir et la satisfaction doit les chercher en Dieu pour être enfin comblé. En cours de route, je parlerai de ce qui a mal tourné ou peut mal tourner dans notre expérience présente du plaisir. Je montrerai aussi d’où vient l’idée que la morale et le plaisir s’opposeraient – et la réponse n’est pas «de la Bible» ! J’expliquerai aussi pourquoi la position hédoniste pure et simple, qui pense que ce qui procure du plaisir est bon par définition, n’est ni satisfaisante ni juste[1. Cet article reprend ses principales idées de mon article plus complet : Moret, J.-R., Une vision chrétienne du plaisir,  Hokhma, 2014, N°105.].

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Dieu pour les plaisirs

Pour dissiper quelques mythes sur l’hostilité de la pensée chrétienne par rapport au plaisir, j’aurai recours d’une part à des citations bibliques, car c’est le fondement de la pensée chrétienne, et d’autre part à des citations de représentants de cette pensée.

Commençons par une figure austère du protestantisme réformé, j’appelle à la barre Jean Calvin :

Ainsi, si nous considérons dans quel but Dieu a créé les aliments, nous trouverons qu’il n’a pas seulement voulu pourvoir à nos besoins, mais qu’il s’est aussi préoccupé de notre goût et de notre plaisir. […] Pour les végétaux, les arbres et les fruits, en plus de la diversité de leurs utilisations, il a voulu réjouir notre vue par leur beauté et nous procurer un autre plaisir par leur parfum. Si cela n’était pas vrai, le psalmiste ne dirait pas que, parmi les bienfaits de Dieu, «le vin qui réjouit le cœur de l’homme fait plus que l’huile resplendir son visage»(Ps 104,15).[1. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Kerygma – Excelsis, 33, avenue Jules Ferry, 13100 Aix-en-Provence, 2009, Livre III, Ch. x, p. 653.]

Calvin met en évidence que Dieu a créé un monde propre à nous procurer du plaisir. Dès la création, Dieu place l’homme dans un jardin empli d’arbres «d’aspect agréable et bons à manger[1. Genèse, chapitre 2, verset 9.]», auxquels l’homme a un accès légitime.

Je vais me référer maintenant à un autre grand rabat-joie de la foi chrétienne, l’apôtre Paul[1. Michel Onfray en fait sa tête de turc : «Paul de Tarse transforme le silence de Jésus sur ces questions en vacarme assourdissant en promulguant la haine du corps, des femmes et de la vie. Le radicalisme antihédoniste du christianisme procède de Paul – pas de Jésus, personnage conceptuel silencieux sur ces questions…». Cette citation est un exemple de vision tout à fait déséquilibrée de ce que la foi chrétienne dit du plaisir. Source : Michel Onfray, Traité d’athéologie, Grasset & Fasquelle, 2005, p. 165. ]. Il était confronté à des gens qui poussaient les chrétiens à vivre une vie de privation, et voici ce qu’il en dit :

Ils interdisent de se marier et prescrivent de s’abstenir d’aliments que Dieu a créés pour qu’ils soient pris avec actions de grâces par ceux qui sont croyants et qui connaissent la vérité. Or tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter, pourvu qu’on le prenne avec actions de grâces, car tout est consacré par la parole de Dieu et la prière[1. Première lettre de Paul à Timothée, chapitre 4, versets 3 à 5].

Ainsi Paul se réfère lui aussi à la bonté de la création, et il ne veut pas qu’on interdise d’en profiter. Ceux qui voulaient interdire de se marier visaient certainement à éliminer la sexualité parce qu’elle concernait le corps, mais cela ne provient pas d’une vision biblique de la création[1. Voir à ce sujet : Le Christianisme prône-t-il le mépris du corps?.].

Au contraire, le plaisir sexuel est valorisé et même célébré dans le Christianisme : un livre entier de la Bible, le Cantique des Cantiques, y est consacré. Ailleurs dans l’Ancien Testament, le livre des Proverbes donne cet encouragement :

Que ta source soit bénie, et fais ta joie de la femme de ta jeunesse, biche des amours, gazelle gracieuse ; enivre-toi de ses seins en tout temps, sois sans cesse grisé par son amour. [1. Proverbes, chapitre 5, verset 19.]

Il ne fait pas de doute que cette valorisation de la sexualité se fait au sein d’un cadre ; ce n’est qu’entre époux légitimes que la Bible envisage ce plaisir. Je ne vais pas m’étendre à ce sujet, mais vous pouvez consulter un autre article : Pourquoi Dieu mettrait-il des limites à ma sexualité ?

Sur le plaisir en général, il faut aussi dire quelques mot de Jésus-Christ, figure centrale s’il en est. Il est certes décrit comme «homme de douleur, habitué à la souffrance[1. Esaïe, chapitre 53, verset 3.]», et sa vie publique commence par une période de jeûne. Cependant, son premier miracle consiste à changer de l’eau en vin. En plus, il le fait lors d’un repas de noces, alors que les gens ont déjà bien bu, et le vin qu’il produit est de qualité remarquable[1. Évangile selon Jean, chapitre 2, versets 1 à 11.]. Les évangiles nous montrent d’ailleurs souvent Jésus présent à des repas, des festins et des noces, au point que certains le critiquaient comme «un homme qui fait bonne chère et un buveur de vin[1. Matthieu 11.18.]». Personne n’ira prétendre que Jésus a orienté toute sa vie en fonction de ces plaisirs, mais il ne les a certainement pas présentés comme honteux. La mission de Jésus en notre faveur impliquait de faire face à la souffrance, et Jésus ne s’en est pas détourné[1. Quelques éléments sur les raisons qui rendaient nécessaires les souffrances et la mort de Jésus : Pourquoi Jésus est-il mort ? : mort pour nos fautes.]. Mais ce n’est pas parce que la souffrance serait bonne et le plaisir mauvais qu’il en a été ainsi. Au contraire, la Bible va jusqu’à dire :

Il a accepté de mourir sur la croix, sans tenir compte de la honte attachée à une telle mort, parce qu’il avait en vue la joie qui lui était réservée ; et maintenant il siège à la droite du trône de Dieu[1. Lettre aux Hébreux, chapitre 12, verset 2, version français courant.].

Jésus a enduré mort et souffrance en vue la joie qui en découlerait : joie du pardon des coupables, joie de voir un grand nombre d’hommes réconciliés avec Dieu, joie d’avoir accompli la volonté de son Père. Ainsi, sa mort et sa souffrance étaient nécessaires, mais elles n’étaient pas souhaitables pour elles-mêmes, seulement en vue d’un bien plus grand qu’elles allaient accomplir. En dehors de cela, Jésus n’a pas méprisé les plaisirs de sa vie. Comme lui, les chrétiens peuvent renoncer à une bonne chose pour une meilleure, mais n’ont pas à se priver sans but.

Ce premier tour d’horizon nous indique donc que les plaisirs de la vie, les plaisirs naturels ont leur place et leur valeur dans la vie selon la Bible et la pensée chrétienne.

Les limites du plaisir

Cependant, plusieurs éléments font que suivre purement et simplement ses désirs, sans discernement ni recul, n’est pas la meilleure chose à faire.

Premièrement, il y a ce que certains appellent le principe de réalité. Nous ne pourrons pas avoir tous les plaisirs possibles simultanément. Nos ressources sont limitées, notre temps est limité, et certains plaisirs sont mutuellement exclusifs. Le plaisir d’être bien dans son corps peut entrer en collision avec une manière de prendre plaisir à la nourriture. Le plaisir du pianiste virtuose n’est pas forcément compatible avec celui du sportif d’élite – peut-être n’y a -t-il pas d’opposition pour certains, mais pour la plupart nous avons nos limites. La petite vie tranquille et les grandes réalisations ont chacune leur attrait, mais il faudra choisir. Et même sans parler de choix, tous les plaisirs ne sont pas accessibles à tout le monde[1. Ce que montre Cécile Maalouf dans son éditorial «le plaisir rend-il vraiment heureux ?».].

Deuxièmement et en parallèle, certains plaisirs entraînent des souffrances d’autant plus grandes par la suite. Même celui qui vise le plaisir doit parfois calculer si son plaisir vaut ce qu’il coûte. Ces points n’ont rien d’original, les Grecs en étaient déjà conscients : Épicure[1. Si on en croit Érasme : «Reconnaîtrais-tu aussi qu’Épicure lui-même se serait bien gardé, si je ne m’abuse, de s’adonner à une volupté qui aurait entraîné une douleur beaucoup plus perceptible et de durée infiniment plus longue ?»( Erasme de Rotterdam, L’Épicurien et autres banquets, Bibliothèque hédoniste, 2004, traduction de Jarl-Priel, p. 31.)], Platon[1. D’après Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998, p. 9,10, 142.], etc. Même les hédonistes les plus radicaux sont conscients de ces limites, mais allez savoir pourquoi, quand ce sont les chrétiens qui les soulignent, elles sont soudainement perçues comme des absurdités répressives.

Un autre élément que l’on peut constater dans la nature du désir et du plaisir, c’est qu’obtenir la chose désirée nous satisfait toujours moins qu’on ne l’aurait pensé. Quand il nous manque quelque chose, on pense que l’avoir suffirait à notre bonheur ; quand on l’obtient, le plaisir est réel, mais il s’estompe. André Comte-Sponville l’exprime en d’autres termes : on désire ce que l’on n’a pas, dès que l’on a une chose, on ne la désire plus. La vue rendrait un aveugle heureux, elle ne rend pas un voyant heureux[1. André Comte-Sponville, Le Bonheur, désespérement, Pleins Feux, 2000, première partie.]. Si l’on essaie de répéter un plaisir, de renouveler l’expérience, on trouve facilement que la troisième fois est moins bien que la première. Si l’on mise tout sur une source de plaisir en particulier, on court le risque de l’accoutumance et de la dépendance : chaque consommation du plaisir nous fait moins de bien, mais nous en priver est de plus en plus difficile. Jeux vidéos, sexe, nourriture, sport, nombreuses sont les activités qui peuvent nous mener jusqu’à la dépendance.

Dans une perspective chrétienne, les plaisirs sont un don de Dieu, mais il est aussi possible de les détourner de leur but, d’en abuser et de nous faire du mal avec ce qui devait être un bien pour nous. Le plaisir de manger nous fait renouveler les forces de nos corps, mais nous pouvons manger à nous en rendre malade ou obèses. Le plaisir sexuel vise à renforcer l’union conjugale, et aide les conjoints à trouver leur joie l’un dans l’autre. Mais il peut aussi devenir le lieu d’une exploitation de l’un par l’autre, dans la prostitution ou certaines formes de séduction ; il peut aussi devenir le lieu d’une danse cynique, ou chacun cherche à obtenir son propre plaisir en faisant de la relation un moyen plutôt qu’un but[1. Voir nos articles Pourquoi Dieu mettrait-il des limites à ma sexualité ?, Qu’est-ce que la Bible peut nous dire sur le couple?]. De même, le plaisir du travail accompli peut devenir le carburant d’une ambition qui dévorera tout, et ainsi de suite.

Dans son ouvrage «Tactique du Diable», l’écrivain C. S. Lewis donne la parole à un démon, expert en tentation, qui donne des conseils à son jeune «neveu» sur la manière de mener un humain à sa perte. Lewis ne prétend pas donner de vraies indications sur le fonctionnement du monde des esprits, mais c’est par contre l’occasion de donner de bonnes bases de réflexions pour notre fonctionnement d’êtres humains, en prenant une perspective inversée, la perspective d’un être qui veut nous voir finir le plus mal possible. Un petit extrait sur le plaisir exprime bien divers éléments de ce que je viens d’évoquer :

N’oublie jamais que lorsque nous avons affaire à n’importe quel plaisir sous sa forme saine, normale et satisfaisante, nous sommes en un sens sur le terrain de l’Ennemi[1. Dans la perspective du démon, «l’Ennemi» est bien sûr Dieu.]. Je sais que nous avons gagné maintes âmes au moyen du plaisir. Qu’importe, c’est son invention, non la nôtre. Il a fait les plaisirs : toutes nos recherches jusqu’ici ne nous ont pas permis d’en produire un. Tout ce que nous pouvons faire, c’est encourager les humains à prendre les plaisirs que notre Ennemi a produits en des temps, des manières ou des degrés qu’il a interdit. C’est pourquoi nous essayons toujours d’éloigner de la condition naturelle de chaque plaisir pour aller vers celle dans laquelle il est le moins naturel, évoque le moins son créateur, et est le moins appréciable. Une envie toujours croissante pour un plaisir toujours diminué, telle est la formule[1. Clive Staple Lewis, The Screwtape Letters, Harper Collins, 1996, p. 44 – traduction personnelle ; il existe une traduction française publiée : Clive Staple Lewis, Tactique du diable, Delachaux et Niestlé, 1967, Traduction par B. V. Barbey.].

Le plaisir en soi est une bonne chose, il est créé par Dieu et voulu par Lui. Plus précisément, je crois que le plaisir est la faculté de reconnaître qu’une chose est bonne et d’en profiter. Cependant, pour nous, êtres humains sur cette terre, le plaisir a ses dangers et ses pièges, et on ne peut pas le suivre aveuglément. Il est possible de le vivre mal, de vivre le plaisir d’une manière contraire au but que Dieu avait en le créant, de tordre le plaisir jusqu’à ce qu’il nous détruise en retour.

Dans la partie suivante, je vais encore aborder deux questions importantes. La première est notre capacité à prendre plaisir à des actes qui sont clairement mauvais. La deuxième est celle de l’origine de l’idée que le plaisir serait une entrave à la moralité.

Dans la partie finale, j’arriverai au sommet du sujet en montrant de mon mieux le plaisir qui se trouve dans la connaissance de Dieu, en lien avec tout ce qui précède.

Plaisir et morale

Je n’ai pas encore dit le pire de ce qui peut se passer avec le plaisir. La foi chrétienne nous dit que l’homme, créé bon, n’est plus dans sa condition d’origine. En cherchant à établir son autonomie face à Dieu, l’humanité est entrée en révolte contre Dieu. Par là même, elle s’est écartée du bien, et son identité ainsi que son fonctionnement sont devenus tordus. Certaines des limites du plaisir que j’ai déjà évoquées découlent de ces déviations. Il faut encore ajouter qu’il est possible, et même facile pour nous de prendre plaisir au mal. La Bible réprouve les personnes «qui se réjouissent de faire le mal, qui mettent leur allégresse dans la perversité[1. Proverbes 2.14.]». Et c’est vrai, nous pouvons ressentir du plaisir à voir souffrir ceux que nous détestons, à humilier lorsque nous en avons l’occasion, à médire les uns des autres. Nombreux sont ceux qui prennent plaisir à la violence qu’ils infligent ou regardent. Des pervers sexuels suivent leur désir et leur plaisir lorsqu’ils violent ou abusent leurs victimes. De fait, le plaisir n’est pas un guide sûr. Prendre plaisir à des actes mauvais, c’est au final appeler le mal «bien».

À l’inverse, la Bible valorise ceux qui aiment la justice, ceux qui donnent avec joie, ceux qui prennent plaisir à ce que Dieu enseigne[1. Michée, chapitre 6 verset 8 ; 2e lettre de Paul aux corinthiens, chapitre 9, verset 7 ; Psaume 1, verset 2, respectivement.]. De fait, bien agir, faire du bien aux autres est une source de plaisir. Jésus disait «Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir[1. Actes des apôtres, chapitre 20, verset 35.]». Ou dans un autre registre, le vicomte de Valmont des «Liaisons dangereuses», qui est loin d’être un exemple de moralité, relevait :

J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien ; et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire.[1. Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangeureuses (coll. La pléiade), Gallimard, 2011 (1787) ; Lettre XXI, du vicomte de Valmont à Mme de Merteuil, p. 57.]

Non seulement je crois qu’il y a du plaisir à faire le bien, mais je crois qu’il est mieux de faire le bien avec plaisir que sans. Lorsque nous prenons plaisir à faire quelque chose, nous déclarons avec tout notre être que cela est bien. Lorsque nous rechignons, une part de nous ne reconnait pas vraiment comme bon le bien que nous faisons. John Piper[1. Dans John Piper, Desiring God, Multnomah Publishers, 2003 (1986), page 93 – je reformule l’exemple.] prend l’exemple efficace de l’homme qui offre des fleurs à sa femme. Si en réponse à ses remerciements, il réplique «je n’ai fait que mon devoir», son épouse ne sera pas très contente ; s’il dit «c’est mon plaisir de te faire plaisir», là sa femme se sentira heureuse et valorisée. Le plaisir n’est pas une mauvaise chose ; nos meilleures actions sont encore améliorées quand on les fait avec joie[1. L’idée n’est pas nouvelle, Thomas d’Aquin, grand théologien du moyen-âge, l’exprimait ainsi : «Parce que le plaisir parachève l’action par le mode de fin, comme nous l’avons dit, cette action ne peut être parfaitement bonne s’il n’y a pas aussi plaisir dans le bien, car la bonté d’une chose dépend de sa fin. C’est ainsi que la bonté du plaisir cause d’une certaine manière la bonté de l’action.». Les termes sont un peu compliqués, mais pour Thomas une bonne action n’est pas complète s’il n’y a pas un plaisir dans le bien. Référence : Thomas d’Aquin, Somme théologique, Cerf, 1984, question 34, article 4. ].

Cela étant dit, explorons quelque peu l’idée inverse, selon laquelle le plaisir serait suspect en soi, ou serait l’ennemi de la moralité. Cette idée est radicalement dénoncée par Nietzsche, qui la prend pour une idée découlant de la doctrine chrétienne :

Friedrich Nietzsche
Friedrich Nietzsche

Une action à laquelle l’instinct de la vie nous contraint, trouve dans le plaisir qu’elle donne la preuve qu’elle est une action juste : et ce nihiliste [Kant] aux entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait du plaisir une objection… Qu’est-ce qui détruit plus rapidement que de penser, de sentir sans nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel, sans plaisir, comme un automate mû par le «devoir»  ?[1. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Gallimard, 1990, trad. Jean-Claude Hémery p. 22 ; italique d’origine.]

C.S. Lewis attribue aussi cette idée à Kant, mais nie quant à lui qu’elle soit proprement chrétienne :

Si la notion que désirer notre propre bien et espérer de tout cœur en jouir est une mauvaise chose hante la plupart des esprits modernes, je propose que cette notion s’est infiltrée en provenance de Kant et des stoïques, et qu’elle n’appartient pas à la foi chrétienne. De fait, si nous examinons les promesses éhontées de récompenses et la nature époustouflante des récompenses promises dans les Évangiles, il semblerait que Notre Seigneur trouve nos désirs non pas trop forts, mais trop faibles. Nous sommes des créatures au cœur partagé, perdant notre temps avec la boisson, le sexe et l’ambition tandis qu’une joie infinie nous est offerte, comme un enfant ignorant qui veut continuer à faire des pâtés de boue dans un bidonville parce qu’il ne peut imaginer ce que signifie la proposition de vacances à la mer. Nous sommes bien trop aisément satisfaits.[1. Clive Staple Lewis, « The weight of glory », Theology (1941), Consulté en format PDF sous :www.verber.com/mark/xian/weight-of-glory.pdf – traduction personnelle.]

La citation de Lewis finit par un indice de ce que je veux développer dans la dernière partie. Mais restons-en pour le moment à la vision négative du plaisir attribuée à Kant.

Effectivement, on trouve chez Kant cette idée qu’une action ne peut pas être morale si elle produit du plaisir :

Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intérieure à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui, en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable.[1. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Librairie philosophique J. Vrin, 1980 (1785), Traduction de Victor Delbos, revue par A. Philonenko, p. 63.]

Cela vient de la méthode de pensée de Kant, qui veut savoir ce que la morale est en elle-même, sans être mélangée à quoi que ce soit d’autre. Pour définir les actes purement moraux, Kant doit s’assurer qu’ils n’aient pas d’autres motivations que la morale, mais il fait à mon avis l’erreur de confondre cette précaution méthodologique avec une réalité de la nature de la morale. Comme le dit Lewis, «Nous tuons pour disséquer[1. Clive Staple Lewis, The four loves, Collins, 1960, p. 22 – traduction personnelle.]»  : la discussion nécessite de faire des distinctions entre des choses qui dans la vie réelle se mélangent sans cesse, et qui ne sont elles-mêmes que dans ce cadre d’interaction. Faute de l’avoir vu, Kant introduit dans sa vision du plaisir un élément (à savoir l’absence de toute autre motivation) qui vient de sa procédure de pensée, et qui n’appartient pas à la vraie morale dans son milieu naturel. Du reste, Kant n’est guère certain qu’un seul acte réellement moral ait jamais été réalisé, ce qui se comprend au vu de sa définition.

Il faut aussi souligner que Kant refuse expressément de fonder la morale sur la théologie. Il déprécie en effet :

le concept théologique qui déduit la moralité d’une volonté divine absolument parfaite, non seulement parce que nous n’avons pas malgré tout l’intuition de la perfection de Dieu, et que nous ne pouvons la dériver que de nos concepts, dont le principal est celui de la moralité, mais parce que, si nous ne procédons pas de la sorte (pour ne pas nous exposer au grossier cercle vicieux qui se produirait en effet dans l’explication), le seul concept qui nous reste de la divine volonté, tiré des attributs de l’amour, de la gloire et de la domination, lié aux représentations redoutables de la puissance et de la colère, poserait nécessairement les fondements d’un système de morale qui serait juste le contraire de la moralité[1. Métaphysique des mœurs, p. 123.].

L’opposition entre morale et plaisir n’est donc pas un dérivé de la pensée chrétienne ou biblique. C’est une idée philosophique rationaliste qui s’est infiltrée dans la pensée occidentale au travers de Kant, et que, malheureusement, des chrétiens ont parfois repris à leur compte.

Revenons brièvement à Nietzsche, qui considérait que le plaisir trouvé dans une action prouve qu’elle est bonne. C’est à peu de chose près la définition de l’hédonisme[1. Dans Didier Julia, Dictionnaire de la philosophie, Larousse, 1984, la définition de l’hédonisme est la suivante : “doctrine qui considère que la moralité consiste dans la recherche du plaisir comme source de l’épanouissement de l’homme”.]. Je crois avoir bien montré que la Bible et la réalité ne permettent pas de rejoindre ce critère. Il est possible de trouver plaisir à de mauvaises actions et donc l’hédonisme n’est pas viable comme seule orientation de la vie.

Résumons trois positions sur le lien entre morale et plaisir :

  • Pour l’hédonisme, le plaisir prime ou définit la morale. Le critère de l’action juste est le plaisir qu’elle apporte.

  • Pour Kant, la morale et le plaisir s’excluent mutuellement. L’action juste se définit par rapport au devoir, et le plaisir est purement accessoire ; s’il intervient dans une décision, il en ruine la moralité

  • Dans une vision chrétienne, le bien n’est pas défini par le plaisir, mais par la volonté de Dieu. Le plaisir ne définit pas les actions justes, mais la morale veut que l’on trouve plaisir aux bonnes actions. Au final, la meilleure manière de vie conduit au plus grand plaisir – mais pour ce point il faudra encore lire la partie suivante.

Dieu comme source de plaisir

J’ai soutenu jusque là que tous les plaisirs véritables et légitimes avaient été créés par Dieu, que le plaisir était l’appréciation d’une chose, qu’il était possible mais pervers de prendre plaisir au mal, et que prendre plaisir au bien était juste, bon et approprié. Il reste encore un pas à accomplir. En tant que chrétiens, nous pensons que Dieu est non seulement l’origine de tout bien, mais lui-même le plus grand bien. Logiquement, Dieu devrait donc être la source du plus grand plaisir. Et cette logique fonctionne, la Bible nous présente bien la présence de Dieu comme lieu de plaisir et de bonheur. Un exemple parmi beaucoup, voici les paroles d’un chant adressé à Dieu dans la Bible :

Tu me feras connaître le sentier de la vie ;

Il y a abondance de joies devant ta face,

Des délices éternelles à ta droite[1. Psaume 16, verset 11.].

La Bible parle également de goûter combien le Seigneur (Dieu) est bon. Et oui, il y a de la joie à connaître celui qui a fait le monde, le concepteur de la nature, la source de la justice. En Dieu notre âme trouve un amour pur, une grandeur admirable, une intégrité parfaite. Contempler Dieu est ce pour quoi nous avons été faits, ce à quoi notre nature aspire, ce que notre cœur désire sans savoir où le trouver.

C. S. Lewis suggérait déjà dans une citation précédente qu’il y a avait plus à trouver que les plaisirs de ce monde. Il faisait allusion aux promesses de récompenses, de joie et de gloire éternelles que l’on trouve dans la Bible. Cela rejoint la constatation de l’insatisfaction qui reste malgré l’accomplissement de nos désirs, l’incapacité de nos plaisirs à répondre durablement à nos aspirations. Tout cela pointe du doigt la soif de connaître Dieu. Comme l’exprime encore Lewis :

Et si je découvre en moi un désir qu’aucune expérience au monde ne puisse satisfaire, l’explication plausible ne serait-elle pas que je suis fait pour un autre monde ? Si aucun de mes plaisirs terrestres ne satisfait ce désir, il n’est pas prouvé pour autant que l’univers soit une supercherie. Probablement n’a-t-il jamais été prévu que les plaisirs terrestres doivent satisfaire ce désir, mais seulement l’éveiller, suggérer la chose réelle. S’il en est ainsi, je dois prendre soin, d’une part, de ne jamais mépriser ces bénédictions terrestres ou montrer de l’ingratitude, et d’autre part, de ne jamais les confondre avec ce quelque chose d’autre dont ils ne sont qu’une copie, un écho ou un mirage[1. Clive Staple Lewis, Les fondements du Christianisme, Ligue pour la lecture de la Bible, 1985, p 143 ; Cf  Clive Staple Lewis, Mere Christianity, Fontana Books, 1973 (1952), p. 118.].

Le philosophe et mathématicien Blaise Pascal faisait à sa manière le même lien :

Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois en l’homme un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable ?

Si nous cherchons à nous emplir de ce que cette vie propose, nous nous retrouverons toujours vides et insatisfaits. Tous nos plaisirs finissent par manquer ou par lasser. On finit par se lasser d’un bon film, mais on n’a jamais fait le tour de Dieu ; on s’habitue à son conjoint, mais Dieu reste toujours surprenant ; on devient blasé d’un paysage splendide, mais on sera toujours tout petit devant Dieu. Il ne s’agit pas pour autant de tuer ces plaisirs moindres ; au contraire, ceux-ci reprennent vie lorsqu’on les considère comme des signes de la bienveillance du Dieu créateur, de la même manière qu’un bouquet de fleur produit la grande partie de son effet à cause de l’amour de celui qui l’offre, non par sa valeur propre.

Je crois que nous avons tous fait l’expérience qu’un plaisir partagé est bien meilleur qu’un plaisir solitaire. L’angle relationnel est important pour profiter du plaisir. Dans la réconciliation avec Dieu, tous nos plaisirs peuvent devenir le lieu d’une relation, il n’y a plus de plaisir solitaire. Cette vision ne fait pas de Dieu un outil pour nos plaisirs. Elle reconnaît en Dieu le plus grand bien et l’origine de tous les biens. Elle prend le désir très au sérieux en y voyant les indices de notre appel et de notre manque. Plus que cela, elle y voit des éléments qui mènent à Dieu si on les comprend bien. Alors, voudrons nous trouver en Dieu notre plaisir et notre guérison, ou bien continuerons nous à courir en rond à la poursuite de plaisirs qui en eux-mêmes resteront toujours insatisfaisants ?

Jean-René Moret, Septembre 2015


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2 réflexions sur « Dieu est-il contre le plaisir ? »

  1. Excellent article! Merci beaucoup d’avoir mis ces choses en perspective. Tu me sembles être doué en apologétique, non? 😉

  2. Merci pour la réaction! Oui j’aime bien intéragir avec différentes formes de pensée et présenter la foi chrétienne de la manière la plus honnête et la plus claire possible.

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