Colonisation et mission : complicité ou antagonisme ?

La foi chrétienne est parfois mise en accusation à cause de son histoire. Un chapitre de ce procès porte sur la période de la colonisation. Les efforts déployés par les chrétiens pour transmettre leur foi auraient servi voire auraient été motivés par l’intérêt des pays colonisateurs. Les missionnaires auraient également méprisé et détruit les cultures locales au cours de leur entreprise. Jacques Blandenier, auteur d’un précis d’histoire des missions1, tire un bilan des relations entre colonisation et mission chrétienne, avec un intérêt principal pour les missions protestantes.

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  1. Une question à replacer dans un contexte historique plus vaste

Depuis le VIIème siècle et les conquêtes arabo-musulmanes, l’Europe est coupée du reste du monde et le restera pendant de nombreux siècles. Mais sous l’impulsion de la Renaissance, dès le milieu du XVème et surtout au XVIème siècle, les arts, la philosophie, les sciences et les techniques font des progrès spectaculaires. Dès lors, l’Europe asphyxiée bouillonne : cette « marmite sous pression » va trouver son exutoire dans les Grandes Découvertes. Les Portugais contournent l’Afrique par le sud pour renouer avec les Indes, l’Indonésie, la Chine. En 1492, les Espagnols envoient Christophe Colomb vers l’ouest, où, croyant rejoindre les Indes, il « découvre » l’Amérique. La supériorité des techniques et des armements des Européens leur permet de conquérir ces territoires relativement facilement et avec une cruauté ignoble, particulièrement en Amérique du Sud. Or, le système du « Patronat » a étroitement mêlé colonisation et mission : selon le pape en effet, le Christ, Maître de toute la Création, confie à son Église la responsabilité de ce nouveau monde. La papauté délègue dès lors aux rois catholiques (ibériques) la gestion de ces terres et leur accorde le profit des richesses qu’elles recèlent à condition qu’ils se chargent d’en évangéliser2 les habitants. Malgré de belles exceptions, il faut poser un diagnostic sévère sur les méthodes missionnaires du XVIème siècle, et sur la complicité colonisation-mission.

Or, durant toute cette période, les Réformateurs et leurs successeurs, accaparés par l’édification du protestantisme en Europe, ne portèrent quasiment aucune attention aux populations d’outre-mer non évangélisées. Lorsqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Portugal ne put maintenir sa suprématie sur ses colonies, l’Angleterre et les Pays-Bas (nations protestantes) les supplantèrent – notamment en Indonésie, aux Indes, à Ceylan, en Afrique australe. Vue sous l’angle des Missions, cette colonisation fut différente en ce qu’elle était laïque. Les États protestants voulaient commercer, et le souci de l’évangélisation des peuples était pratiquement absent. Certes, les Compagnies commerciales engagèrent des pasteurs aumôniers, mais leur assignèrent une tâche limitée à la vie religieuse de leurs compatriotes et nullement de la population autochtone. Les (rares) aumôniers qui s’y risquèrent malgré tout furent en butte à des obstacles insurmontables – à Java notamment, Justus Heurnius, médecin et théologien (1587-1652) soigna les malades, entreprit de traduire la Bible en langue locale et fonda une Église. Il fut emprisonné et menacé d’expulsion.

C’est le plus souvent à l’Afrique que l’on pense en parlant de colonisation. Voici en quelques mots l’évolution du processus de colonisation de ce continent :

Dès le XVIème siècle, les Portugais implantèrent des comptoirs permanents – avec la présence d’un clergé missionnaire – en divers points de l’Afrique subsaharienne, notamment sur la côte orientale (Mozambique actuel) et à l’embouchure du fleuve Congo, où une Église nombreuse fut fondée, qui fut cependant éphémère en raison de l’absence d’enseignement et surtout des compromissions du clergé avec la traite des esclaves. Les autres nations européennes se mirent à commercer avec l’Afrique plus tardivement. À des escales occasionnelles dans certains ports succédèrent des comptoirs permanents. Commerçants, soldats et administrateurs s’y établirent plus durablement. Peu à peu, on pénétra plus à l’intérieur, pour protéger les sources d’approvisionnement, créer des voies de communication afin de favoriser l’acheminement de produits, quitte à user parfois de la manière forte pour amener la population à cultiver certaines denrées ou à livrer certains bois recherchées en Europe. Progressivement, les zones d’influence des Européens s’élargirent, notamment le long des fleuves, mais les rois locaux restaient souverains sur la majeure partie de leurs territoires, et l’intérieur du continent restait totalement à l’écart.

  1. La colonisation proprement dite

Un tournant décisif fut pris voici 130 ans, dans les premiers jours de l’année 1885 : le Congrès de Berlin rassembla les grandes puissances européennes pour une sorte de « Yalta colonial3 ». L’Europe se considéra propriétaire légitime de l’Afrique et responsable d’y importer LA civilisation, et se répartit son territoire pour éviter rivalités et affrontements. Le traité de Berlin commence par ces mots : « Au nom du Dieu Tout-Puissant. ». Désormais, une colonie se termine là où commence une autre. Pas un pouce de territoire ne reste autonome. Les frontières sont tracées au cordeau, souvent sans préoccupation des langues et des ethnies, qu’elles partagent ou réunissent artificiellement. L’Afrique est un gâteau que les Européens se partagent sans état d’âme.

Or c’est à peine quatre-vingts ans plus tard que les indépendances seront proclamées, indépendances fort relatives comme on s’en rend compte aujourd’hui. Mais quatre-vingts ans, c’est court, pour une domination impériale ! Selon un historien de l’Afrique qui n’a peut-être pas tout à fait tort : « La colonisation a duré trop longtemps, ou alors pas assez longtemps ». Assez longtemps pour détruire structures d’autorité et cultures locales ancestrales, mais pas suffisamment pour donner le temps de construire une civilisation de synthèse.

Vue d’Europe, la colonisation durant son âge d’or (en gros jusqu’à la seconde guerre mondiale) n’était pas perçue comme un méfait mais comme une politique magnanime, du moins dans les discours officiels. On estimait pouvoir faire bénéficier les « sauvages » des lumières de l’Occident, tout en s’enrichissant à leurs dépens. L’exposition coloniale de Paris, peu d’années avant la seconde guerre mondiale, ne soulève guère de protestation dans la population à l’égard de la colonisation qui s’y trouve magnifiée, et ne provoque nullement des manifestations du type de celles que suscitent actuellement les sessions du G8 ou autres. En Afrique, on écrase les tentatives de rébellion en toute discrétion. En Europe, les gens manquaient d’informations – alors que les missionnaires se trouvaient aux premières loges pour constater les dégâts (et les dénoncer, ce qu’ils firent plus souvent qu’on ne le prétend aujourd’hui). Des ignominies, il y en eut pourtant : massacres, rébellions noyées dans le sang, déplacements de population, travaux forcés (au Congo et en Namibie notamment). Ces faits sont hélas indéniables et s’ils ne furent pas plus nombreux, c’est en raison d’un rapport de force trop défavorable aux populations locales. Il semble que le Congrès de Berlin avait sciemment fait passer certaines frontières coloniales au sein même d’ethnies considérées comme trop puissantes, afin de les affaiblir.

Supposons même que le bilan de la colonisation ait été globalement bénéfique pour les populations – compte tenu de l’apport de la médecine scientifique, de la scolarisation, des moyens de communication – il n’en demeure pas moins qu’aucun peuple n’accepte de plein gré d’être soumis à un pouvoir étranger, surtout s’il n’a que mépris pour ses valeurs. Un marchand hollandais, issu d’une nation qui avait mené la Guerre de 80 ans pour se libérer de l’Espagne déclarait, au XVIIème siècle déjà : « Il faut que nous nous rendions compte qu’ils [les Indonésiens] combattent pour la liberté de leur pays tout comme nous-mêmes avons longtemps combattu de toutes nos forces pour la nôtre4 ». Napoléon Bonaparte a dit (sans ironie !) : « Un peuple ne peut être le sujet d’un autre peuple sans que soient violés les principes du droit public et naturel ». Le pasteur Jean Bianquis, directeur de la Mission de Paris (il s’agit donc d’une prise de position d’un « officiel » d’une mission protestante), écrivait en 1906: « Le fait même de la conquête coloniale pose devant la conscience une question singulièrement délicate. Sur le continent européen, nous élevons notre protestation contre le droit de conquête : un jour viendra sûrement où nos consciences, devenues plus délicates, s’insurgeront aussi contre l’application de cette méthode aux pays d’outre-mer. [] Nous n’aurons accompli tous nos devoirs envers les indigènes de nos colonies que le jour lointain où nous aurons fait d’eux nos égaux dans la liberté5. »

  1. Les Missions chrétiennes face à la colonisation

    1. La question missionnaire vue avec un peu de recul

Il n’est pas vain de prendre un peu de recul pour avoir une vision plus globale de la mission chrétienne au moment d’évaluer sa relation avec la colonisation de ces deux derniers siècles.

En particulier, deux évidences ont souvent été oubliées : le christianisme n’est pas une religion occidentale, et l’Église du Christ n’a pas attendu la colonisation pour être missionnaire !

Le christianisme, venu d’Orient, a porté l’Évangile au monde dès ses premiers jours et ce, durant plusieurs siècles, sans aucun appui politique ou militaire (mais souvent au prix de la persécution). En réalité, les premiers missionnaires chrétiens étaient des colonisés allant convertir leurs colonisateurs. D’ailleurs, durant presque tout le premier millénaire, le christianisme a été majoritairement non occidental, et la Mission n’a pas été le fait des Européens. Ces derniers ont porté, lentement, et parfois par des procédés honteux (par exemple Charlemagne chez les Saxons), le christianisme jusqu’au nord du continent européen, mais nullement au-delà des mers. Par contre, d’innombrables Églises ont été fondées en Asie (jusqu’en Chine) durant les premiers siècles de notre ère, grâce à des missionnaires asiatiques. Il en est allé de même en Afrique, mais de façon plus limitée en raison des difficultés de pénétration et de la faible densité de la population.

  1. L’attitude des pionniers missionnaires protestants

Les Réformateurs, et à leur suite les Églises qu’ils ont fondées, n’ont pas considéré comme une priorité le fait d’amener le message chrétien dans des terres où il était inconnu. Dès lors, ce ne sont pas des Églises en tant qu’institutions liées à l’État qui ont entrepris d’évangéliser les peuples païens. La pensée missionnaire protestante fut marginale du temps où l’Europe, tant réformée que catholique, baignait encore dans un climat où le pouvoir politique et la religion étaient étroitement liés. L’absence d’intérêt des réformateurs pour la mission eut peut-être une conséquence positive : si les Missions protestantes avaient existé de leur temps, elles auraient sans doute mélangé religion et pouvoir politique.

Or ce sont les Réveils6 piétiste, morave et méthodiste, prêchant la conversion individuelle et prônant en général la séparation de l’Église et de l’État qui furent les précurseurs des Missions au sein du protestantisme. Elles rencontrèrent l’indifférence, voire l’hostilité, des milieux ecclésiastiques officiels, et furent en butte à la méfiance et aux interdictions des autorités civiles. « L’activité missionnaire est en général le fait d’Églises qui ne se sentent pas liés à une chrétienté solidement organisée, qui n’ont pas le sentiment que le christianisme est solidaire d’une forme définie de civilisation7. » Les pionniers missionnaires du xviiie siècle et de la première moitié du xixe, influencés par le piétisme, attendaient le royaume de Dieu dont ils étaient « citoyens », avant d’être citoyens de leur patrie terrestre. Ils recherchaient le salut des païens et non le prestige d’un drapeau ou l’enrichissement d’une nation. D’ailleurs, une collaboration étroite régnait entre Sociétés missionnaires issues de nations et de dénominations protestantes diverses. Beaucoup d’entre elles, y compris la Mission de Paris, eurent très tôt parmi leurs envoyés des ressortissants de plusieurs pays européens. De même, de nombreux luthériens allemands accomplirent leur mission dans le cadre d’une mission anglaise, la Mission anglicane évangélique, ce qui fut aussi le cas des premiers envoyés de la Mission de Paris. La nationalité de ces envoyés était hors de la préoccupation des Comités de Mission.

Au cours de cette période, les missionnaires furent jugés indésirables par les compagnies commerciales agissant au nom de leurs gouvernements, d’où des rapports Mission-colonisation nettement conflictuels. Le « père des Missions modernes », le baptiste anglais William Carey, a dû débarquer (1793) clandestinement pour ne pas être refoulé par la police britannique du port de Calcutta. L’équipe missionnaire qui le rejoignit dut s’établir à Serampore, petite enclave danoise proche de Calcutta. Pendant plusieurs années, l’administration coloniale leur interdit toute activité d’évangélisation. Robert Morrison connut les mêmes difficultés en Chine. La préoccupation numéro un des commerçants était de ne pas fâcher les chefs religieux locaux afin de pouvoir développer leurs activités lucratives sans entraves. Plus tard (en 1830), les candidats de la Mission de Paris apprirent l’arabe dans l’intention de partir en Algérie. Ils en furent empêchés par le gouvernement français qui s’était engagé auprès des dirigeants algériens à ne pas porter atteinte à la religion du pays (l’islam).

On peut citer le cas des îles du Pacifique où, dans la période pré-coloniale, les commerçants ont affronté durement les missionnaires, qui tentaient de dissuader la population d’échanger le bois de santal contre des armes et de l’alcool. Le comportement des aventuriers et des commerçants avait un effet désastreux sur les autochtones. Au-delà du jeu de mot, le Père Laval, missionnaire aux îles Gambier énonçait une triste vérité en disant : « Ce n’est pas la civilisation qu’ils apportent dans les îles, mais la syphillisation. » Plus tard, toujours dans le Pacifique, la rivalité entre les empires coloniaux français et anglais a piégé les Missions. L’adage des jésuites, selon lequel « qui dit protestant dit Anglais, qui dit catholique dit Français », fit des missionnaires les otages involontaires du pouvoir colonial. Les missionnaires protestants anglais devinrent indésirables dans les territoires que la France ravit à l’Angleterre ; l’administration coloniale voyait en eux la cinquième colonne de son rival britannique. Assez rapidement, seuls des protestants français obtinrent le droit de venir collaborer avec les Églises locales, et plus particulièrement leurs écoles.

Sans doute les missionnaires de la période des pionniers au XIXe siècle étaient-ils convaincus que leur civilisation était plus apte que les autres à promouvoir le bien-être des populations, et ils la savaient redevable pour une large part à l’influence de la Bible. Ils étaient cependant étrangers à une vision raciste et méprisante de ceux qu’ils allaient rencontrer. Consternés certes par les effets néfastes du paganisme, ils étaient en même temps convaincus de l’unité de l’espèce humaine et du caractère universel de l’Évangile. D’une façon générale, on constate qu’ils faisaient preuve d’une réelle curiosité et cherchaient à comprendre sans préjugés les mœurs, la langue, les coutumes et les croyances des peuples au sein desquels ils venaient vivre, parfois sans perspective de retour au pays. Ce n’est pas un hasard si l’on compte parmi ces pionniers, le fait est bien connu, nombre de précurseurs de l’anthropologie et de la linguistique. Carey continue d’être compté parmi les plus grands orientalistes et aujourd’hui encore, les Indiens voient en lui un père du renouveau de leur pays. Néanmoins, il est significatif que ce ne soit pas d’une autorité locale, mais du Parlement de Londres que Carey finit par obtenir une loi interdisant l’horrible coutume du sâti (crémation des veuves). Le processus est donc marqué par la colonisation politique des Indes par les Anglais. Est-il pervers pour autant ?

Il est indéniable que les missionnaires arrivés en général avant la colonisation ont pris fait et cause pour la population quand ils la voyaient victime de l’arbitraire des occupants, même quand ces derniers étaient des compatriotes. À propos du Cameroun, des plaintes émanant de missionnaires allemands, relayées par des députés engagés dans la foi, se sont élevées jusqu’au Reichstag pour dénoncer la brutalité des procédés de la colonisation allemande.

    1. La deuxième phase des Missions protestantes

On serait tenté de dire que la Mission a été victime de son succès ! Après avoir été le fait de marginaux, elle est devenue populaire et même prestigieuse. Les lettres de nouvelles de William Carey, puis celles d’autres éminents pionniers frappaient les esprits ; les explorations spectaculaires, les échos des réalisations exemplaires dans les domaines scolaire, médical ou linguistique firent s’écrouler le mépris dans lequel on avait tenu l’entreprise missionnaire à ses débuts. Les récits d’un Livingstone, véritable héros national au Royaume-Uni, apporta à la cause missionnaire un crédit qu’on a peine à imaginer aujourd’hui. La presse profane s’en empara, et ce prestige croissant finit par toucher les hommes politiques. D’immenses foules se rassemblaient pour écouter les récits des missionnaires revenus au pays, ils étaient honorés de doctorats honoris causa, devenaient membres d’honneur des Sociétés de Géographie, de sciences orientales ou autres… Parmi les politiciens – ce fut surtout le cas au Parlement britannique – des chrétiens engagés luttèrent pour obtenir plus de liberté en faveur des missions, puis plus de protection, et enfin certains appuis pour accomplir leur tâche. Ainsi, progressivement, la notion d’une responsabilité missionnaire gagna du terrain dans les milieux chrétiens et fut même jugée digne d’intérêt, voire utile aux yeux des États colonisateurs. Non sans équivoque toutefois : on admirait en Livingstone l’explorateur britannique, plutôt que le missionnaire qu’il a toujours voulu rester.

La cause missionnaire avait le vent en poupe et les candidats au départ affluaient, un peu comme on vole au secours de la victoire ! Beaucoup plus nombreux dès la fin du XIXe siècle, ces missionnaires n’étaient plus toujours portés comme leurs prédécesseurs par des motivations allant jusqu’au sacrifice de leur vie. Portés par un élan optimiste, basé sur la conviction que le message chrétien avait de grandes vertus civilisatrices, ils eurent moins de respect pour les coutumes locales. Il ne faut certes pas généraliser, et pour la plupart, les motifs restaient purs. Une grande Mission allemande, par exemple, fondée du temps de la Prusse coloniale et nettement alliée au pouvoir politique et militaire allemand, changea complètement son optique lorsqu’un nouveau directeur piétiste (le pasteur von Bodelschwingh) en prit les rênes. Elle changea de nom, retira son siège de la capitale Berlin et alla jusqu’à préconiser que tous ses missionnaires quittent les colonies allemandes pour aller dans d’autres pays d’Afrique afin d’éviter toute compromission, alors que le Reich ne voulait que des missionnaires allemands dans ses colonies « pour renforcer la germanisation de ces régions ».

Dans l’ensemble cependant, ce que les missionnaires contestaient, c’étaient les abus, plutôt que le principe de la colonisation8. Pas plus que la plupart d’entre nous sans doute, ils étaient capables de s’extraire complètement des courants de pensée de leur époque. Sans toujours être conscients que l’occupation de pays africains par une puissance étrangère était en soi condamnable, ils y voyaient une opportunité à saisir, une « porte ouverte » pour la pénétration de l’Évangile dans les pays concernés. Peut-être pas toujours aussi héroïques que les pionniers, il ne leur parut pas scandaleux, en cas de troubles ethniques, de maladie, de deuil ou d’autres difficultés, de bénéficier de la protection de l’administration coloniale, surtout lorsqu’ils avaient la même nationalité que le colonisateur. Il n’est pas surprenant que, isolés dans certaines régions au cœur de l’Afrique, ils aient établis de bonnes relations personnelles avec des fonctionnaires coloniaux parlant la même langue, partageant parfois avec eux la nostalgie du pays natal. Quand des subventions étaient accordées pour des dispensaires ou des hôpitaux (certains administrateurs coloniaux reconnaissaient l’excellent travail des missions), il leur aurait semblé absurde de les refuser. Pour la population locale, cela accréditait cependant l’idée d’une confusion entre colonisation et mission. Quant aux missionnaires, l’appui qu’ils pouvaient recevoir du pouvoir colonial risquait de les neutraliser lorsqu’il aurait fallu protester contre des procédés injustes ; après tout, « le chien ne mord pas la main de celui qui lui donne à manger ».

Chaque pays cependant est un cas particulier. Il est évident qu’une proportion importante des missionnaires protestants était issue de pays dépourvus de colonies : Suisse, Suède, Norvège, Finlande. Quant aux Allemands, ils furent privés de leurs colonies après leur défaite de 1918 – il y eut pourtant par la suite de nombreux missionnaires allemands en Afrique. Quant aux missionnaires protestants français, ils travaillaient majoritairement dans des pays rattachés à la couronne britannique. Lorsque plus tard ils s’implantèrent dans les colonies françaises9, ils se trouvèrent sensiblement en marge par rapport aux missions catholiques. Ce fut plus flagrant encore au Congo, en Angola et au Mozambique. Le cas des Américains est particulier. Ils furent en général opposés à la colonisation, ayant eux-mêmes été un peuple colonisé par les Anglais. Mais imbus de la supériorité de l’American Way of Life, ils manquèrent parfois de sensibilité à l’égard des valeurs africaines.

    1. Vers les indépendances

Les premiers indépendantistes africains furent des hommes formés par les Occidentaux, beaucoup d’entre eux étant le produit des collèges des Missions protestantes (ce fut aussi le cas au moment de la décolonisation des Indes). En 1906 déjà, un missionnaire protestant à Madagascar, qui se plaignait de la fermeture des écoles protestantes auprès du Dr Augagneur, gouverneur général français, s’est vu ainsi répliquer par celui-ci : « Ce que nous voulons, ce sont des indigènes préparés à être de la main-d’œuvre. Vous, missionnaires protestants, vous faites des hommes10. »

Les Missions protestantes anglaises, comme d’autres du reste, ont devancé la décolonisation politique en « décolonisant » les Églises africaines ou asiatiques, mais il faut admettre que ces dernières ont dû exercer certaines pressions pour obtenir leur autonomie – alors qu’un siècle plus tôt, c’étaient les pionniers des Missions qui plaidaient pour l’émancipation rapide d’Églises pourtant très récemment fondées. Le plan du directeur de la Mission anglicane évangélique Henry Venn, en 1854 déjà, visait à la triple autonomie des Églises d’Afrique (dans les domaines financier, administratif et missionnaire – les three selves). Mais ce plan fut trop longtemps oublié, recouvert par la mentalité colonialiste. On note que les Missions de type évangélique furent plus lentes à accorder l’autonomie aux Églises africaines, pour deux raisons :

1o Arrivés beaucoup plus tardivement pour s’implanter plus profondément à l’intérieur du continent auprès de populations non atteintes, ils avaient affaire à des Églises nettement plus jeunes (les premiers missionnaires évangéliques arrivèrent au Tchad, au Mali, au Niger, au Burkina Faso peu avant 1930) ;

2o Leur souci d’orthodoxie doctrinale les incitait à exercer un contrôle “paternaliste” sur les dirigeants locaux par crainte du syncrétisme ou de la théologie libérale dont étaient soupçonnées les Églises dites œcuméniques.

    1. Colonisation religieuse et culturelle ?

La question est légitime et délicate : Les Missions n’ont-elles pas été un apport important pour le colonialisme en véhiculant la culture de l’occupant et en détruisant la culture locale ancestrale ?

On pourrait répondre dans un premier temps : s’ils ne l’avaient pas fait, l’irruption du matérialisme, de l’irréligion et de la fascination de l’argent et de la consommation ne s’en seraient-ils pas chargés, avec des effets combien plus démoralisants ?

Il est vrai qu’après une première génération curieuse de comprendre les croyances et les structures sociales indigènes, les missionnaires contaminés par le culte occidental de l’efficacité immédiate ont trop souvent perdu ce respect dû à ceux qu’ils rencontraient. Le sens de l’urgence, lié à la conviction d’un retour imminent de Jésus-Christ joua aussi un rôle important.

La motivation des missionnaires de la période coloniale était religieuse et spirituelle. Mais dans la mesure où le spirituel n’est pas désincarné, les meilleurs parmi ces envoyés n’ont pas pu et n’ont pas voulu le dissocier des réalités matérielles, sociales, culturelles. Soigner les malades avec les moyens médicaux fournis par la science occidentale, améliorer le rendement agricole pour combattre la malnutrition, construire des maisons salubres, scolariser les enfants – donc faire passer une société du stade oral au stade écrit – ce sont là des interventions qui ont profondément changé la vie des populations, avec des effets éminemment positifs, mais aussi de profondes perturbations identitaires dont on ne pouvait immédiatement mesurer les effets à long terme. Les missionnaires ont-ils été les agents d’un impérialisme culturel, ou les témoins d’un Évangile incarné ?

On fait à la Mission deux procès contradictoires — mais qui pourraient bien s’annuler l’un l’autre ! Tantôt on lui reproche de ne s’être intéressée qu’au sort des âmes et d’avoir négligé les besoins pratiques, d’avoir prêché sur l’au-delà en se détournant des réalités de la vie matérielle d’ici-bas. Tantôt au contraire, on l’accuse d’avoir introduit des valeurs et des pratiques étrangères aux cultures locales, précisément en comprenant qu’on ne peut « sauver les âmes » sans intervenir aussi dans toutes sortes de domaines « terrestres » : enseignement, soins médicaux, techniques agricoles — interventions qui sont loin d’être neutres culturellement, car l’arrière-plan qui a permis leur éclosion est très différent de celui des civilisations traditionnelles non occidentales.

Annoncer l’Évangile provoque inévitablement une modification de la vision du monde. Le message biblique entraîne une approche de la réalité profondément différente de celle que véhicule l’animisme. La désacralisation de la nature, le refus d’une compréhension magique de l’enchaînement des causes et des effets (entre autres) ne sont pas d’abord un produit de la pensée occidentale, mais l’effet d’une approche biblique du monde et de l’histoire11. Des remarques analogues pourraient être faites à propos de la vision chrétienne du monde, de l’histoire, de la structure de la société ainsi que de la destinée individuelle des humains, face à celle de l’hindouisme, du bouddhisme ou de l’islam. La civilisation occidentale n’est certes pas un pur produit du christianisme, mais elle est un amalgame dans lequel des siècles de chrétienté ont joué un rôle évident. De plus, les missionnaires ne pouvaient pas se dépouiller, en traversant les mers, de la culture dans laquelle ils étaient nés et qui avait façonné leur personne consciente et inconsciente. Sans doute, le respect de la vie des plus faibles, la promotion de la femme, la possibilité d’émancipation offerte aux castes ou ethnies considérées comme inférieures ébranle certains édifices sociaux. Faut-il reprocher aux missions d’avoir apporté une religion mettant ces valeurs au premier plan ?

Cela dit, il est vrai que les missionnaires, moins sensibilisés que nous ne le sommes aujourd’hui aux valeurs culturelles qui nous sont étrangères, n’ont pas été suffisamment attentifs aux valeurs et à la légitimité de traditions ancestrales qui avaient permis la survie des groupes humains dans lesquels ils s’introduisaient. Ce n’est guère qu’au milieu du XXe siècle que la missiologie est devenue une discipline académique et s’est vraiment attelée à la question des cultures. La réalité dynamique d’une Église non occidentale en pleine croissance devrait accentuer le caractère multiculturel de la foi chrétienne, ainsi que son universalité.

En terminant, il est stimulant de citer un homme-phare de l’histoire du 20ème siècle, l’un des acteurs les plus éminents de l’émancipation de l’Afrique, le président sud-africain Nelson Mandela, Prix Nobel de la Paix. Il a tenu les propos ci-dessous en qualité d’invité lors d’un Synode de l’Église protestante morave d’Afrique du Sud, dont la première station missionnaire s’appelait Genadendal12, fondée en 1738 déjà par un humble garçon-boucher allemand qui n’a pu rester que cinq ans avant d’être expulsé :

« Ce qui m’a si profondément impressionné par rapport à l’histoire de Genadendal, c’est que c’était un phare d’espérance et de développement dans les ténèbres d’une époque de dépossession et d’appauvrissement de nous en tant qu’hommes.

Dans un temps où l’histoire de notre pays avait pris une toute une autre direction, Genadendal était un signe de ce qui était possible si chacun était accepté comme égal aux yeux de Dieu. […]

Étant moi-même le produit d’une éducation missionnaire, je sais personnellement combien les églises ont été importantes dans un pays où le gouvernement n’a pris aucune responsabilité dans l’éducation de la majorité de la population. »13

Jacques Blandenier, Janvier 2016


1 Précis d’Histoire des Missions, volume I: L’Evangélisation du monde, Jacques Blocher et Jacques Blandenier, St-Légier et Nogent-sur-Marne, éd. Emmaüs et Institut Biblique de Nogent, 2e édition 2011; volume II, Jacques Blandenier, L’Essor des Missions protestantes,  mêmes éditeurs, 2e édition, 2015.

2 Par évangéliser et évangélisation, on entend le fait de faire connaître le message chrétien à des personnes qui ne le connaissent pas. On parlera de mission pour le fait d’apporter le même message dans des territoires où il est peu ou pas connu.

3 En référence à la conférence de Yalta (1945), qui rassembla USA, Royaume-Uni et Union Soviétique pour décider de la conduite de la fin de la seconde guerre mondiale et du sort de l’Europe après la défaite de l’Allemagne nazie.

4 Cité par C.L. van Doorn, in Marcel Merle (sous dir.): Les Églises chrétiennes et la decolonisation, Paris, Armand Colin, 1967, p. 335.

5 Cité par André Roux, in Marcel Merle (sous dir.), op. cit., p. 222.

6 Les “Réveils” sont des mouvements de redécouverte de la foi qui eurent lieu dans le monde protestant. Ils redonnèrent vigueur au protestantisme, et lui donnèrent de nouvelles orientation.

7 R. Mehl, Décolonisation et Missions protestantes, SMPE, 1964, p. 34.

8 Souvenons-nous cependant de l’opinion citée plus haut du directeur de la Mission de Paris en 1906, le Pasteur Blanquis.

9 Précisément lorsque, après la première guerre mondiale, les Allemands furent dépouillés de leurs colonies et leurs missionnaires expulsés. Dans leurs colonies où la France prit le relais, on fit appel au protestantisme français pour prendre en charge les Églises (protestantes) fondées par les Allemands (Togo, Cameroun notamment).

10 Cité par Maurice Leenhardt, dans l’article Les Missions protestantes françaises, in “Protestantisme français” (ouvrage collectif, Paris, Plon, 1945, p.52.

12 Ce nom signifie “vallée de la grâce”. Il a été repris par Nelson Mandela pour le nom de sa résidence présidentielle (voir par exemple : http://southeastfromcapetown.blogspot.com/2014/01/why-nelson-mandela-renamed-his.html).

13 http://www.mandela.gov.za/mandela_speeches/1998/980710_moravian.htm. Traduction par Elise de Luca et Jean-René Moret.

3 réflexions sur « Colonisation et mission : complicité ou antagonisme ? »

  1. Étant un chrétien africain, malheureusement nous ne partageons pas ce point de vue qu’a été la relation colonisation – Évangélisation. Pour une large majorité d’africain chrétiens ou pas, rien que le fait d’avoir pris par à la colonisation sous-couvert d’annoncer la bonne nouvelle, montre que les missionnaires et la colons étaient les 2 faces d’une même monnaie.
    Apprendre l’amour et le pardon prôner par Dieu aux indigènes dans un 1et temps pour exploiter les matières premières et ensuite mater toute rébellion qui s’opposerait à soumission pacifique.

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